Ce que révèle un classement Telegram sur le paysage politique russe

Dans le paysage mouvant des médias numériques russes, Telegram s’est érigé en véritable colonne vertébrale de l’information et du débat public. Selon les dernières données, plus de la moitié de la population russe s’y informe quotidiennement, faisant de l’application la première source d’actualité « non censurée » depuis la mise au pas de Facebook, Twitter et consorts par le Kremlin.

Telegram : nerf de la guerre de l’information

Lancée en 2013 par Pavel Dourov, la messagerie Telegram a progressivement supplanté les réseaux sociaux classiques pour l’actualité et la politique en Russie. Son modèle de chaînes — diffusion descendante, sans commentaire direct des abonnés — favorise la viralité des contenus, qu’il s’agisse de campagnes d’influence, de propagande, ou d’opinions tranchées.

Cette semi-liberté est néanmoins encadrée : Telegram est toléré mais surveillé. Dès 2018, la plateforme a été temporairement bloquée pour avoir refusé de livrer les clés de chiffrement au FSB. Depuis, elle coopère (parfois sous contrainte) à la suppression de contenus jugés « extrémistes », avec des amendes lourdes à la clé : par exemple, en avril 2025, Telegram a dû payer 7 millions de roubles pour ne pas avoir supprimé des appels anti-gouvernementaux ou pro-ukrainiens (décision relayée par TASS et Meduza). Depuis juillet 2025, la législation punit même la simple consultation de contenus « extrémistes » par des amendes — la liste des contenus ainsi qualifiés s’élève à plus de 5 500 références, incluant médias d’opposition et groupes civils.

Un Top 20 révélateur : la domination des voix dures

Le classement Medialogia affiche la victoire des voix les plus radicales — ultra-patriotiques, bellicistes, ou étroitement institutionnelles. Dimitri Medvedev culmine à près de 2,9 millions d’abonnés, suivi de Volodin (président de la Douma), de Simonyan (patronne de RT), et d’une myriade d’autres influenceurs pro-Kremlin. Ces comptes dominants soutiennent explicitement la guerre en Ukraine, promeuvent la verticalité du pouvoir, et dénoncent la décadence occidentale (un thème central depuis Dostoïevski).

Même plus bas dans le palmarès, la fidélité institutionnelle domine : Kadyrov_95 (canal du chef tchétchène Ramzan Kadyrov), Vladimir Medinsky (conseiller spécial de Vladimir Poutine et chef de délégation lors des négociations russo-ukrainiennes) ou encore « Taïnaia Kanzeleria » diffusent sans relâche un mélange d’ultra-loyalisme et de justification idéologique de la politique russe. L’écrasante majorité (80 % du top 100) affiche une allégeance totale à l’appareil d’État — seules quelques exceptions subsistent, comme « Stalingulag », satire d’opposition populaire mais constamment sous la menace de la censure ou de la répression judiciaire.

Des chiffres à relativiser : la fabrique de la « popularité »

L’audience affichée de ces chaînes — plusieurs millions parfois — est un instrument de légitimation politique, mais ne doit pas être lue au premier degré. Plusieurs mécanismes distordent la réalité :

  • Inflation artificielle : bots, abonnements forcés (dans les administrations ou universités), promotion sur les chaînes TV officielles.

  • Effondrement de l’opposition : les concurrents « non-conformes » sont vite bloqués ou visés par des poursuites — plus de 373 000 chaînes ou posts supprimés par Roskomnadzor en 2025, selon le même organisme.

  • Engagement douteux : l’écart entre le nombre d’abonnés et le taux d’activité (vues, likes) montre une présence massive de comptes inactifs ou fictifs.

Un écosystème verrouillé et changeant

À l’aube de 2026, le paysage continue d’évoluer : WhatsApp, longtemps concurrent, est en retrait sous la pression réglementaire, tandis que le géant russe Yandex impose sa super-app Max comme principal point d’entrée pour l’actualité, les services et le commerce en ligne. Cette nationalisation des plateformes, saluée par les autorités, renforce le contrôle des flux d’information et marginalise les voix discordantes déménageant — ou disparaissant — avec chaque nouvelle vague de restrictions.

Conclusion : décrypter, décoder, douter

Le classement Telegram ne reflète pas spontanément la diversité politique russe, mais la vitrine d’un système où la radicalisation et la centralisation du discours sont devenues la norme.
La voix « officielle » se pare de millions d’auditeurs, pendant que la contestation subsiste, minoritaire et sous haute pression.

Pour qui veut comprendre la Russie, ce palmarès n’est pas un baromètre de popularité, mais une radiographie des rapports de force numériques, où l’État garde la main.

  • Medialogia, ТОП-20 #политических Telegram-каналов по просмотрам в июне, https://t.me/medialogia/935

Laetitia Spetschinsky

Laetitia Spetschinsky est docteur en relations internationales, chargée de cours invitée à l’Université catholique de Louvain (Belgique) et chercheure associée à l'oiip (Institut autrichien des relations internationales, Vienne, Autriche). Ses recherches portent sur la géopolitique de l'espace post-soviétique et les relations entre l'UE et la Russie.

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